Le défi de la souveraineté culturelle

Le défi de la souveraineté culturelle

Frais de port : dans une tribune publiée le 21 novembre 2024 dans Le Monde, le SLF réagit au contournement de la loi Darcos par Amazon.

Dans une tribune publiée le 21 novembre dans Le Monde, le SLF s'associe à d'autres détaillants du livres pour dénoncer le contournement de la Loi Darcos sur les frais de port par l'entreprise Amazon, qui a annoncé dans un communiqué qu'elle utiliserait massivement des points de retraits, essentiellement des casiers, situés dans des galeries commerciales d’hypermarchés, pour permettre aux clients de récupérer gratuitement leurs commandes de livres.

« ​On entend beaucoup parler de souveraineté économique, alimentaire, sanitaire, écologique. Il est un domaine trop rarement évoqué, et pourtant aujourd’hui dangereusement menacé : celui de la culture, et singulièrement du livre.

Nous avons la chance de vivre dans un pays qui compte le réseau le plus dense au monde de librairies. C’est la preuve de la pertinence et de l’efficacité de la loi Lang de 1981, qui garantit un prix identique du livre, sur internet comme en librairie, dans une grande métropole comme dans le village le plus reculé. Cette régulation vise à assurer l’égalité des citoyens devant le livre, le maintien d’un réseau très dense de distribution et le soutien au pluralisme dans la création et l’édition. C’est la pérennité de cette loi vertueuse qui est véritablement en cause aujourd’hui.

En effet, l’équilibre trouvé par la loi sur le prix unique, à maintes reprises copiée chez nos voisins européens, a été malmené à l’orée des années 2000 par l’irruption sur le marché de géants extra- européens du numérique qui utilisaient le livre comme un produit d’appel pour conquérir des parts de marché, et offraient une promesse client terriblement alléchante, mais économiquement dispendieuse, écologiquement désastreuse, et surtout, impossible à dupliquer pour les plus petits acteurs.

Par deux fois, le législateur a tenté de corriger la distorsion croissante de concurrence entre libraires physiques et vendeurs en ligne, entre petits acteurs et mastodontes, que cette politique de « dumping » générait. D’abord en 2014, avec l’interdiction d’expédition gratuite de livres à domicile. Echec. Amazon s’est empressé, alors que l’encre de la loi n’était pas encore sèche, d’établir ses frais de livraison à 1 centime d’euro…

Naturellement, la pratique du leader du marché digital a immédiatement et très efficacement vidé la loi de sa substance. Sept ans plus tard, le législateur a tiré les leçons de ce revers, et cette fois décidé d’assortir l’interdiction d’expédition gratuite de livres d’une grille de tarification de frais minimaux correspondant au tarif en vigueur pour la majorité des autres produits, en prévoyant une exemption pour les commandes retirées dans des commerces de vente au détail de livres, avec l’objectif de soutenir ces derniers pour le rôle qu’ils jouent sur nos territoires.

Amazon a combattu avec virulence cette « loi Darcos », ajustement de la loi Lang qui a, malgré tout, été adoptée à l’unanimité des deux chambres, au terme d’un vaste débat public.

Sans même attendre le sort de ses propres actions juridiques contre cette loi Darcos qu’elle est bien évidemment en droit de contester, Amazon s’arroge aujourd’hui le pouvoir d’interpréter le droit à son profit et de fouler aux pieds la loi votée par le Parlement souverain.

Un an après l’entrée en vigueur de la disposition en effet, l’annonce de l’utilisation massive de points de retraits, essentiellement des casiers jaunes, situés dans des galeries commerciales d’hypermarchés et qui permettront aux clients de récupérer gratuitement leurs commandes, accrédite de manière frappante l’idée qu’Amazon se fait d’elle-même : un géant tout-puissant, cinquième entreprise mondiale forte d’une valorisation de 2000 milliards de dollars, qui s’estime au-dessus de la volonté du législateur français, lequel avait pourtant expressément, dans les débats parlementaires, exclu ces fameux casiers du champ des exemptions.

Nul besoin d’arguties juridiques pour comprendre qu’un vulgaire casier, quand bien même installé dans la galerie marchande d’un hypermarché disposant bien souvent d’un micro-rayon livre, n’est évidemment pas un commerce de vente au détail de livres.

Nul besoin non plus de décodage pour comprendre ce qu’est en train de faire Amazon : poursuivre sa stratégie de prédation, qui consiste à détricoter toutes les dispositions qui font obstacle à l’extension de son empire ; se comporter en « cow boy qui piétine allègrement, en toute impunité, le vote des élus, qui avaient clairement exprimé leur volonté de préserver un modèle culturel diversifié et ancré dans les territoires.

Ces méthodes ne sont pas simplement le fait d’une entreprise américaine qui aime jouer avec les règles et qui a établi son siège européen au Luxembourg pour ne pas payer d’impôts.

C’est une authentique bataille culturelle qui se joue sous nos yeux et nous attendons des autorités qu’elles mettent immédiatement fin à ce trouble à l’ordre public culturel.

C’est un enjeu de souveraineté pour notre pays que de faire respecter une loi qui, par ailleurs, depuis un an, a fait montre de son efficacité. Car, contrairement à ce que prétendent les études opportunément commandées par Amazon, le marché du livre est stable, en volume et en valeur. Mais il est exact que les expéditions de livres ont diminué au profit des visites en librairie, pratique plus vertueuse pour nos territoires, pour le lien social et pour l’écologie. Les équilibres entre canaux de distribution ont singulièrement évolué, en défaveur des acteurs de la vente en ligne et en faveur des librairies physiques et indépendantes. Ce qui était précisément l’objectif de la loi. Mauvais perdant, Amazon ? »

Alexandra Charroin Spangenberg, Présidente du Syndicat de la librairie française, Pierre Coursières, Président du Syndicat des Distributeurs de Loisirs Culturels, Enrique Martinez, Directeur Général de Fnac Darty / Le Monde du 21.11.2024